Vous l'avez vu ? Bagdad Café ? Si oui... vous n'attendrez pas longtemps avant de fredonner, tout au long de cet article, et certainement dans les prochains jours à venir, la célèbre bande originale. Personnellement, ça fait une semaine que j'ai vu le film (pour la première fois !) et je fredonne toujours... Le voici, ici, si vous avez un trou de mémoire sur la manière d'entonner l'air de "I'm calling you".
Ce film, pour celles‧eux qui ne l'ont pas vu, nous plonge dans un décor californien, le désert du Mojave, à la rencontre d'une tenancière de café, Brenda, et une nouvelle cliente, Jasmin. Bagdad Café, réalisé en 1987 par Percy Adlon, a rencontré un réel succès à sa sortie, et pourtant, oui je l'avoue, je n'en avais qu'entendu le titre et, évidemment, je connais l'air de la chanson.
J'aime être touchée par un film, j'aime que son atmosphère me poursuive pendant des jours et j'aime revoir, en plein milieu d'une journée, des séquences qui m'y transportent. Bagdad Café fait partie de ces films-là. Je suis une amoureuse du cinéma, une amoureuse des films et j'adore les découvertes. Et je suis très bon public aussi. Mais j'aime la rigueur d'un bon film bien ficelé, bien monté et aussi, j'aime qu'un film puisse me surprendre. Avec Bagdad Café, j'ai été servie. La rapidité des plans au début du film et ce montage particulier m'ont tout de suite plongée dans une ambiance particulière et décalée. Et la force de ce film, pour moi, réside en la présence de la sororité. Une belle complicité, une réelle amitié naît entre les deux protagonistes principales et... bon sang que c'est beau. Jasmin Münchgstettner une touriste allemande de Rosenheim, et Brenda, une tenancière d’un boui-boui qui ne paye pas de mine, vont progressivement s'apprivoiser et au fil des jours que Jasmin passe au Bagdad Café, une forte amitié va se façonner. Je ne vous raconte pas toute l'histoire mais le film illustre une complicité qui se forge et une force qui se crée grâce à l'amitié entre ces deux femmes... Est-ce que nous ne reviendrions pas ici au « continuum-lesbien » d’Adrienne Rich dont je parlais dans le post précédent ?!
Cette notion d'amitié féminine, de sororité me parle particulièrement. Pourquoi ? Parce que l’amitié entre femmes est importante et se doit d’être représentée. On met plus souvent en scène une concurrence ou une jalousie entre femmes plutôt qu'une solidarité, une amitié, et même mieux, une sororité. Et pourtant, la question des amitiés féminines est une thématique qui a intéressée les premières historiennes, sociologues et écrivaines féministes dès les début des mouvements féministes*. Dont… Adrienne Rich ! Elle fut précurseuse en la matière avec son texte La contrainte de l'hétérosexualité et l'existence lesbienne. Pour rappel, son écrit a permis d’identifier le rôle de l’amitié dans la constitution de soi des femmes et son utilité dans les luttes individuelles et collectives contre la domination masculine. Et avec son concept de "continuum lesbien", elle a pu rendre compte de l’existence et de la grande diversité des liens entre les femmes jusque-là négligées.
Si nous n'avons pas l'habitude de voir l'amitié entre femmes, ou si nous ne voulons pas la voir, c'est aussi en raison de la force de l'"hétéro-réalité", comme le pointe Janice Raymond dans son ouvrage A Passion for Friends : Toward a Philosophy of Female Affection (1986). Cette hétéro-réalité, que nous vivons quotidiennement, fait que l'imaginaire postule que des femmes qui se retrouvent ensemble sont soit seules (en effet, un homme trouvant un groupe de femmes va par exemple leur demander ce qu'elles font là toutes seules...), soit lesbiennes, soit que ces amies sont en fait des concurrentes sur le seul marché valable : celui du mariage.
Mais cette amitié entre femmes est nécessaire et a aussi joué un rôle majeur dans la lutte contre le sexisme. En prenant conscience de leur oppression commune, certaines femmes, militantes, se sont reconnues dans cette "sororité" qui a permis de contrer les effets néfastes de cette hétéro-réalité, à savoir la haine de soi et la division des femmes entre elles. bell hooks en parle dans "Sororité : la solidarité politique entre les femmes" :
[Q]uand nous nous rassemblons, il ne s’agit pas de faire semblant d’être unies : il faut au contraire reconnaître que nous sommes divisées et trouver les moyens de vaincre les peurs, les préjugés, les ressentiments, les rivalités, etc. Les femmes sont capables de s’affronter, puis de dépasser leur opposition pour arriver à se comprendre.
La sororité, c'est finalement la bienveillance entre femmes. Cette bienveillance ne coule pas forcément de source, mais lorsqu'on en fait l'expérience, on rencontre diverses solidarités et surtout la possibilité d'une authentique écoute de la part de l'autre. C'est finalement un outil indispensable dans la démarche d'empouvoirement.**
Dans Bagdad Café, les deux femmes, après avoir abandonné chacune leur compagnon, se rencontrent, se découvrent, un langage non-verbal se crée entre elles deux et une vraie amitié se noue. Lorsque Jasmin doit partir du motel, la tristesse s'empare d'elles-deux. Et lorsque Jasmin revient finalement, l'équilibre et la force qu'elles avaient créée ensemble dans leur vie, dans ce lieu désert, retrouve sa place. En fait Bagdad Café, c'est si beau comme film. C'est décalé, c'est coloré, et la rencontre entre Jasmin et Brenda est magnifique. Et je me rends compte que ça me touche.
Et vous ? Vous l'avez vu ? Vous avez aimé ?
* Pour citer quelques études féministes sur les relations d’amitié entre femmes et leur invisibilisation : Carroll Smith-Rosenberg « The Female World of Love and Rituel : Relations between Women in Nineteenth-Century America » (1945) ou encore Lilian Faderman « Surpassing the Love of Men » (1981).
** Empouvoirement c'est la traduction française de l’empowerment, un concept qui représente une amélioration de la confiance en soi, de l’acceptation et de l’estime que l’on éprouve pour soi, mais aussi la capacité de reprendre sa vie en main et de se libérer, de se donner le pouvoir d’accomplir ce que l’on souhaite réaliser.
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