L'autre soir, un samedi soir, dans la cuisine, nous écoutions, comme à notre habitude, Musiq3. Était-ce l'émission "Sur un air de cinéma" ou "Sunset Boulevard"(soit dit en passant que j'adore, car c'est là que je peux entendre le plus Frank Sinatra, Ella Fitzgerald et autres Dean Martin)... Je ne sais plus. Mais j'entends parler de Billy Wilder, et donc des bandes sons dans ses films. Je pense alors à son Sunset Boulevard, film grandiose mettant en scène une grande actrice déchue du cinéma muet : Norma Desmond. Et, tiens, c'est drôle, il y a un autre film avec une grande actrice déchue du cinéma dans les films de Wilder : son magnifique film Fedora. Là, ohhh, excellente idée. Je vais écrire un article qui aura comme base ce film, et qui traitera d'un des thèmes qu'il exploite : l'image du vieillissement et les contraintes sociales qui y sont cruellement reliées. Voilà l'idée de départ de ce billet, avec le fil de ma pensée. Mon cheminement de réflexion me semblait un peu futile à partager mais c'est un exercice que j'aime et qui correspond - comme me l'a rappelé le podcast "Une chambre à soi" - au flux de conscience que pratique Virginia Woolf. Ce développement de la narration à l'intérieur des associations d'idées et l'intériorité qui y circule, crée un espace et une géographie narrative. Ce n'est donc pas si futile.
Vous l'aurez compris, Fedora me sert d'entrée pour développer un sujet, mais je ne vais pas ici faire tout le développement de l'analyse du film - et puis, qui ça intéresse ? Mais juste, pour celles‧eux qui ne connaissent pas le film ou qui l'ont vu et oublié, un petit coup d’œil à la trame de l'histoire. Fedora est un film à la narration complexe qui met en scène Barry "Dutch" Detweiler, un scénariste-producteur indépendant sur le déclin, et Fedora, une des plus grandes stars d'Hollywood à la beauté légendaire. À la mort de cette dernière, Dutch se rend aux funérailles et un premier flashback démarre. Il se remémore sa tentative, assez complexe, d'obtenir le retour à l'écran de Fedora dans une nouvelle version filmique d'Anna Karenine. Mais la rencontre avec l'actrice se complique, notamment dû à l'entourage de Fedora qui, dans des attitudes assez étranges, empêche les entrevues avec l'actrice. La seconde partie du film expose un deuxième flashback qui narre les mêmes évènements mais cette fois-ci du point de vue des proches Fedora : une vieille comtesse, un docteur et des domestiques... Je m'arrête ici pour le résumé - très bref - parce qu'une réelle intrigue existe dans le film et pour celles‧eux qui désirent s'octroyer une soirée Fedora, ce serait bien dommage de révéler la suite...
Dans ce film, Billy Wilder développe le thème de la vieillesse en critiquant le star system hollywoodien et la pression qu'il peut engendrer sur les acteur‧rices. L'injonction est celle d'une préservation de la jeunesse qui est synonyme de beauté et de désir. Cela pousse les comédien.nes à recourir à des opérations de chirurgie esthétique car tout consiste à nier l'apparition des marques du temps sur la peau. La jeunesse est la beauté, la vieillesse la laideur.
Dans Fedora, bien entendu, ce qui m'importe, c'est le regard porté vers l'actrice, Fedora celle qui refuse de vieillir. Parce que, soyons tout de même honnêtes, l'injonction à la jeunesse est bien plus présente (voire uniquement présente !) chez les femmes que chez les hommes. C'est ici que nous pouvons parler du concept de double standard basé sur le genre. Ce concept exprime l'idée que deux choses analogues vont être traitées de manière différente. Ainsi, le vieillissement, propre à tous les êtres humains, n'est pas jugé de la même manière chez les hommes ou les femmes. Et dans le cinéma, c'est particulièrement présent. La place laissée aux femmes de plus de 50 ans est rare, et quand elle est présente, c'est rarement anodin. Une série extrêmement intéressante sur le sujet aussi : Feud. Dont une partie de l'analyse explique ce double standard :
Dans son ouvrage La vieillesse, publié en 1970, Simone de Beauvoir notait que si l’on pouvait parler d’un « beau vieillard », l’expression « belle vieillarde » n’existait pas. La raison pour laquelle les femmes disparaissent progressivement des écrans à partir de 45 ans peut sembler évidente mais il nous semble important de l’expliciter : elle réside dans notre conception contemporaine et occidentale de la féminité, associée traditionnellement aux sphères de la nature, du physique et de la sexualité - en confrontation au masculin qui relèverait plutôt du social, du culturel et du politique. C’est sur ce lien indéfectible qui associerait « la femme » à la fécondité et au désir que s’est construit ce que Geneviève Sellier, historienne du cinéma, nomme « la tyrannie du visible » : puisqu’une femme ménopausée au corps abîmé n’a aucune raison d’être, elle n’a donc pas de raison d’être vue.
Vieillir semble ce être qui peut arriver de pire à une femme dans la société occidentale. La pression sociale et culturelle pour conserver notre jeunesse et donc notre beauté est forte. Elle induit une angoisse à vieillir liée à la peur de ne plus plaire.* Mais... plaire à qui ? Ne serions-nous pas de nouveau dans ce fameux male-gaze dont parlait Laura Mulvey ?! Pour rappel, le male-gaze, ou regard masculin, désigne le fait d'adopter et de considérer comme vision dominante le point de vue d'un homme. Les spectateur‧rices s'identifient alors aux hommes, au regard masculin qui est actif et qui regarde les femmes d'un point de vue voyeuriste, considérant ces dernières comme des êtres passifs qui n'existent donc qu'en tant qu'objets pour le regard actif des hommes. L'identification des spectateur‧rices se fait du point de vue des hommes. La beauté et le désir sont donc perçues dans une conception patriarcale qui est pensée par et pour les hommes. Le male gaze est un regard dominant et fondateur du plaisir cinématographique
Ce questionnement me paraît tellement important car il témoigne de notre position, et expose la manière dont les médias, la culture et la société fonctionne ; c'est-à-dire à partir de ce qui est considéré comme "normal", comme la "norme", comme "l'objectivité" : un regard posé et offert (quand on pense à ce que nous propose les médias généraux) d'homme blanc, cis et hétéro. L'enjeu serait d'étendre notre définition de la beauté et d'élargir notre vision, notre regard.
Élargir notre vision, ce peut être, comme le propose, Iris Brey dans son ouvrage Le regard féminin, une révolution à l'écran, de penser en termes de female gaze. Ce regard féminin ne serait pas le miroir féminin du male gaze par un simple renversement. Le female gaze serait un regard libéré de l'inconscient patriarcal qui nous ferait vivre l'expérience d'un corps féminin à l'écran. Iris Brey l'explique :
Ce serait un regard qui donne une subjectivité au personnage féminin, permettant au spectateur ou à la spectatrice de ressentir l'expérience de l'héroïne sans pour autant s'identifier à elle.
Ou élargir notre vision... en embrassant le vieillissement, et en se sortant de la tête l'idée que la beauté est liée à la fécondité.
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