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Où suis-je ?

Avant d'entamer mon master en études de genre, j'étais persuadée du bien fondé d'un point de vue unique, objectif, une sorte de vision immanente perçue comme vérité absolue. En étudiant les mécanismes du genre, un autre regard s'est offert à moi, que j'ai largement embrassé et chéri : les savoirs situés.



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© pau·line


Une zoologue à l’œuvre


Dans le milieu académique, les savoirs situés consistent à prendre en considération la place que nous occupons en tant que chercheur‧euse et la manière dont cela influence notre pensée, notre travail, notre recherche. Cette réflexion a émergée dans les textes des chercheuses féministes, vers la fin des années 1970, avec une mise en application en sciences sociales. Mais des scientifiques et philosophes se sont également emparées de la question, c'est le cas de Donna Haraway. Cette philosophe et zoologue s'exprime sur le sujet dans son texte Savoirs situés : question de la science dans le féminisme et privilège de la perspective partielle, dont la pensée est brièvement retracée ici.



La réflexion de Donna Haraway se base sur ce questionnement :

"Qui produit les savoirs et comment sont-ils produit ?"

La production des savoirs émerge de ce "ils" imaginaire et neutre qui englobe des scientifiques et philosophes mâles : des hommes blancs hétérosexuels. Ce "ils" désincarné et transcendant se trouve en face d'un "nous" imaginaire qui désigne les autres, les encorporé‧es. Cette neutralité, et ce "ils", n'existent pas : il faut le mettre à jour mais aussi déconstruire les prétentions de vérité absolue qu'il recouvre. Haraway se positionne, comme d'autres féministes, contre une doctrine de l'objectivité transcendante qui occulterait l'histoire des recherches et ses multiples médiations.


Donna Haraway pense qu'il faut imaginer un outil qui montrera la spécificité historique et le caractère contestable des constructions scientifiques et technologiques. Cet outil serait les "savoirs situés" invitant non plus à une objectivité transcendante mais à une objectivité encorporée. Il ne s'agit donc absolument pas d'exclure l'objectivité, mais de la convoquer d'une manière différente. L'objectivité encorporée est spécifique et particulière, là où l'objectivité transcendante se voit mensongère en promettant de s'affranchir des limites et des responsabilités.


L'enjeu est donc celui-là : la responsabilité. La vision transcendante avance des prétentions à un savoir non localisable et donc irresponsable. C'est cette impossibilité de positionner et de localiser qui est le nœud de l'irresponsabilité. Le positionnement par rapport à un savoir et sa production est le gage d'une responsabilité dans la recherche : la responsabilité de nos pratiques.


L'objectivité d'encorporation est une objectivité féministe. Il n'est plus question de transcendance et de division entre sujet et objet mais de place circonscrite et de savoir situé. La place est laissée à des savoirs objectifs et spécifiques. Haraway précise donc que cette promesse d'objectivité induit une position subjective. Mais il ne s'agit pas d'une position subjective d'identité mais plutôt d'objectivité, c'est à dire de connexion partielle. "L'identité, y compris l'identité à soi-même, ne produit pas de science ; un positionnement critique le fait, l'objectivité."


Le but recherché : des récits plus justes du monde... c'est-à-dire, une science. Une science féministe qui laisse place à une subjectivité dans la production des savoirs.


"Nous ne recherchons pas les savoirs réglés par le phallogocentrisme (nostalgie de la présence du Monde vrai unique) et une vision désincarnée, mais ceux qui sont réglés par une vue partielle et une voix limitée. Nous ne recherchons pas la partialité pour le plaisir, mais pour trouver les connexions et les ouvertures inattendues que les savoirs situés rendent possibles. Le meilleur moyen d'obtenir une vue plus large est de se trouver quelque part en particulier. La question de la science dans le féminin relève de l'objectivité comme rationalité positionnée. Ses images ne sont pas le résultat de l'évitement et de la transcendance des limites, c'est-à-dire la vue d'en haut, mais la rencontre de vues partielles et de voix hésitantes dans une position subjective collective qui promet la vision des moyens de l'encorporation sans cesse limitée, de la vie à l'intérieur de limites et de contradictions, c'est-à-dire des vues à partir de quelque part."
Donna Haraway



Ce monde dans lequel nous vivons


Les savoirs situés et la prise en compte d'un point de vue situé s'inscrit dans des démarches académiques mais s'applique quotidiennement. Il ne s'agit pas ici de faire l'apologie d'une critique continuelle sur tout et n'importe quoi, mais simplement prendre en compte la possibilité, voire la nécessité de recontextualiser. Tout est à replacer dans le temps et l'espace. Rien n'est immanent.

Un domaine dans lequel les réflexions de Donna Haraway (et des savoirs situés de manière plus générale) ont fait échos en moi, c'est dans le cas de l'information journalistique. Ce parallèle m'est apparu à la lecture de l'essai d'Alice Coffin Le Génie Lesbien.


L'actualité est - toute comme les sciences - présentée comme un objet neutre, objectif et en quelque sorte immanent. Mais, en réalité, l'actualité n'existe pas en soi. Elle n'est que la somme de ce que les journalistes valident. Une neutralité ou objectivité journalistique n'existe pas mais peut par contre être invoquée par les journalistes pour légitimer leur position et leur propos. Ainsi, c'est une arme afin de marginaliser les journalistes minorisé‧es. En invoquant la neutralité dans une rédaction, les journalistes s'appuient sur l'affirmation que certain‧es peuvent écrire sur tout tandis que d'autres ont des biais. La neutralité est un privilège qui confère en réalité un pouvoir narratif à certain‧es. Mais...

"Qui a le droit d'être appelé "neutre" ? Qui décide des personnes qui sont neutres, et de celles qui sont biaisées ?"

Réfléchissons donc à l'actualité quotidienne... Et je ne peux m'empêcher de m'interroger : pourquoi, tous les matins - j'ai envie de dire sans exception ! -, j'entends au journal des informations sur l'équipe de football qui a gagné ou perdu son match. À qui cette information est-elle destinée ? N'est-ce pas un journaliste biaisé (mâle, sportif et prétendument neutre) qui, inlassablement, inscrit cette information à paraître ? Mais cette information là est présente et "est neutre". Le foot, ça, ça compte. Mais la marche lesbienne à Paris pour défendre la PMA pour toutes... nope. Vraiment, se poser la question de qui crée l'information et à qui cela est destiné est très intéressante.


Tout comme Alice Coffin, je revendique le biais, le vécu. Nous avons tou‧tes un corps. Et c'est là que se trouve l'objectivité encorporée qui laisse place à la subjectivité objective et critique. Nous avons tou‧tes des points de vue situés. "Je vis, visionne les choses à partir d'un certain point. Ce point est le résultat de mon histoire, de mes choix, de mes fragilités, de mes privilèges" : j'habite dans une ville, en périphérie, avec un jardin, je suis en bonne santé, je suis blanche, je ne suis pas riche mais pas pauvre non plus, plutôt dans la classe moyenne, je suis lesbienne, je suis féministe. Et de cet angle-là, de mon point de vue situé, j'adopte un certain regard sur tous les sujets.


Prétendre à une neutralité, c'est nier l'histoire qu'on tente d'expliquer. Si on imagine par exemple écrire d'un point de vue neutre, c'est alors estimer que toute le monde est capable d'apporter la même perspective, avec les mêmes informations sur la même histoire. Ce qui n'est pas possible. Toute connaissance est le produit d'une situation historique. Et montrer qu'on connaît cette histoire est fondamentalement nécessaire. Affirmer son point de vue situé n'est pas un biais, mais un privilège qui expose une possibilité critique et une responsabilité face aux informations ou données qui sont transmises. Les minorisé‧es sont autant légitimes à parler que les prétendus neutres. Haraway met d'ailleurs en avant les points de vue des assujetti‧es qu'elle considère comme privilégiés.


"Les points de vue des assujettis ne sont pas des positions "innocentes". Au contraire, il sont privilégiés parce qu'en principe moins susceptibles d'autoriser le déni du noyau critique et interprétatif de tout savoir. Ils ont capté ce que sont les modes de déni au travers de la répression, de l'oubli et des actes d'escamotage - et autres moyens d'être nulle par tout en clamant sa compréhension. Les assujettis ont une chance convenable d'éventer le truc divin et toutes ses illuminations éblouissantes - et donc aveuglantes. Les points de vue "assujettis" sont privilégiés parce qu'ils semblent promettre des récits du monde plus adéquats, plus soutenus, plus objectifs, plus transformateurs."


Les savoir situés, j'en suis persuadée, sont la promesse d'écrits plus adéquats, et plus transformateurs ; avec une place laissée aux surprises et à l'ironie. Les savoirs situés nous rappellent également que "nous n'assurons pas la direction du monde. Nous y vivons seulement".




Et vous, depuis quel point de vue situé regardez-vous le monde ?


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